LA BONNE ÉTOILE
Les mots tombaient, tranchants et rageurs, parfaitement audibles, du haut-parleur :
— Trent ! Vous ne pouvez pas nous échapper. Nous couperons votre orbite dans deux heures et, si vous essayez de résister, nous vous vaporiserons !
Trent sourit et ne répondit pas.
Il n’était pas armé et tout combat était inutile. Bien avant que ce délai de deux heures ne soit écoulé, l’astronef serait entré dans l’hyper-espace et on ne le trouverait jamais. Trent avait à bord près d’un kilo de krillium, de quoi fabriquer suffisamment de circuits mentaux pour équiper des milliers de robots – soit une valeur de quelque dix millions de crédits en poche. Sur n’importe quel monde de la galaxie, il trouverait preneur. Et on ne lui poserait pas de questions.
C’était le vieux Brennmeyer qui avait mis toute l’affaire au point. Plus de trente ans, il avait travaillé dessus ! L’œuvre de toute une vie…
— C’est l’évasion, mon jeune ami » avait-il dit, et voilà pourquoi j’ai besoin de vous. Vous êtes capable de faire décoller un astronef et de le piloter. Moi pas.
— Ce n’est pas une solution, Mr. Brennmeyer, avait répondu Trent. Au bout de deux heures, on sera capturé.
— Pas si nous faisons le Grand Saut, avait rétorqué Brennmeyer d’un air matois. Pas si nous nous enfonçons dans l’hyper-espace et mettons des années-lumière entre nous et nos poursuivants.
— Il faudrait une demi-journée pour programmer le Grand Saut et, même si nous avions assez de temps, la police alerterait tous les systèmes stellaires.
— Non, Trent, s’était exclamé le vieil homme en lui agrippant la main dans une étreinte tremblante. Pas tous les systèmes stellaires ! Seulement une douzaine d’entre eux… Ceux du voisinage. La galaxie est grande et, depuis cinquante mille ans, les colons ont perdu le contact entre eux.
Il avait continué avec animation. La galaxie, avait-il dit, était, à présent, semblable à la surface de la planète originelle, le berceau de l’humanité – la Terre, comme on l’appelait – telle qu’elle se présentait aux temps préhistoriques des hommes éparpillés d’un bout à l’autre des continents mais chaque groupe ne connaissant que la région limitrophe de son habitat.
— Si nous faisons le Grand Saut au petit bonheur, nous aboutirons n’importe où à cinquante mille années-lumière de distance et on aura à peu près autant de chances de nous retrouver que de trouver un caillou déterminé dans un essaim de météores.
Trent avait hoché la tête.
— Et nous serons perdus ! Nous serons dans l’impossibilité absolue de mettre le cap sur une planète habitée.
Brennmeyer avait jeté un regard furtif autour de lui. Il n’y avait personne à proximité mais il baissa le ton quand même et répondit dans un murmure :
— Depuis trente ans, j’ai réuni toutes les données relatives à la totalité des planètes habitables de la galaxie. J’ai consulté toutes les vieilles archives. J’ai franchi des milliers d’années-lumière, j’ai été plus loin qu’aucun pilote spatial. À l’heure qu’il est, les coordonnées de chacune des planètes habitables sont stockées dans le bloc mémoriel de la plus perfectionnée des ordinatrices qui soit au monde.
Trent avait poliment haussé les sourcils.
— Mon métier, mon cher Trent, est de concevoir des ordinatrices et je possède la meilleure. J’ai également repéré la localisation exacte de toutes les étoiles de classes spectrographiques F, B, A et O. Ces informations sont également stockées dans les circuits de l’ordinatrice. Lorsque nous aurons accompli le Grand Saut, elle explorera les cieux et comparera ses observations avec la carte galactique dont elle est équipée. Dès qu’elle aura reconnu une étoile convenable – et cela se produira tôt ou tard –, elle déterminera le point exact de l’astronef qui sera automatiquement guidé et passera à nouveau dans l’hyper-espace d’où il émergera dans les parages de la planète habitée la plus proche.
— Cela me paraît bien compliqué.
— L’échec est impensable. Il y a trente ans et plus que je travaille la question et il n’y a aucun risque. Il me reste dix ans pour vivre dans la peau d’un milliardaire. Mais vous, vous êtes jeune : vous serez milliardaire beaucoup plus longtemps que moi.
— Quand on fait le Grand Saut, on risque d’émerger au beau milieu d’une étoile.
— Il n’y a pas une chance sur cent trillions pour que cela se produise, Trent. Certes, nous pouvons émerger si loin d’une étoile lumineuse que l’ordinatrice sera dans l’incapacité d’établir un relevé de point conforme à son programme. Ou ne franchir qu’une ou deux années-lumière et nous apercevoir que la police est toujours sur nos talons. Mais de telles éventualités sont encore plus improbables. Si vous avez envie de vous faire de la bile, autant craindre de mourir d’un infarctus à l’instant précis du départ. Il y a encore plus de chances que cela ait lieu !
— Vous pourriez avoir une crise cardiaque au moment du départ, vous, Mr. Brennmeyer. Vous êtes plus âgé que moi.
Brennmeyer haussa les épaules :
— Je ne compte pas. L’ordinatrice fera tout ce qu’il faudra faire de façon totalement automatique.
Trent secoua la tête. Il se rappelait…
Il était minuit. L’astronef était prêt à appareiller.
Brennmeyer était arrivé, une valise à la main. Pleine de krillium. Cela n’avait pas posé de problèmes pour lui : il jouissait d’une confiance absolue. Arthur Trent avait pris la valise d’une main. Son autre main avait agi promptement et avec précision.
Un couteau, c’était encore le mieux. Aussi rapide qu’un dépolarisateur moléculaire, aussi fatal et tellement plus silencieux !
Il avait laissé l’arme dans le corps sans même prendre la peine d’effacer ses empreintes. À quoi bon ? Les autres ne mettraient jamais la main sur lui.
À présent, l’astronef filait dans l’espace, talonné par les croiseurs de la police. Trent éprouvait la tension qui précédait invariablement le Grand Saut. Aucun physiologiste ne pouvait expliquer ce phénomène mais tous les pilotes chevronnés en connaissaient les effets.
Il eut fugitivement l’impression que son corps se retournait comme un gant à l’instant où le bâtiment pénétra dans le non-espace et le non-temps, devint non-matière et non-énergie, avant de se reconstituer de façon instantanée dans une lointaine région de la galaxie.
Trent sourit. Il était toujours vivant. Il n’y avait pas une seule étoile dangereusement proche et il y en avait des milliers à une distance raisonnable. Le ciel grouillait d’astres et ces constellations avaient un aspect si étrange que l’astronaute comprit qu’il était très loin au-delà de Jupiter. L’ordinatrice aurait largement de quoi faire. Elle ne mettrait pas longtemps à calculer le point.
Trent se carra confortablement sur son siège pour observer le panorama embrasé qui pivotait lentement autour du navire. Une étoile entra dans son champ de vision. Une étoile particulièrement lumineuse. Elle n’était sûrement pas à plus de deux années-lumière et son instinct de pilote avertit Trent que c’était une étoile chaude. Une bonne étoile. L’ordinatrice l’utiliserait comme base de référence pour se repérer. À nouveau, il songea : elle ne va pas mettre longtemps.
Pourtant, elle mit longtemps. Les minutes s’égrenaient Déjà, une heure s’était écoulée et l’ordinatrice continuait de cliqueter avec ardeur, clignotant de tous ses voyants.
Trent plissa le front. Comment se faisait-il qu’elle ne reconnaisse pas ce paysage stellaire ? Il était enregistré dans ses circuits mémoriels. Brennmeyer avait passé de longues années à inventorier le contenu du ciel. Impossible qu’il eût oublié une étoile ou qu’il l’eût située ailleurs qu’à sa place.
Certes, les étoiles naissaient, elles mouraient et, entre-temps, elles se mouvaient dans l’espace. Mais ces changements étaient lents, infiniment lents. Les données patiemment réunies par Brennmeyer ne subiraient pas de modifications perceptibles avant un million d’années…
Une vague de panique prit soudain Trent à la gorge. Non… Ce n’était pas possible ! Il y avait encore moins de chances pour qu’une telle éventualité se produise que pour que l’astronef émerge à l’intérieur d’un astre !
Quand l’étoile éclatante réapparut dans le hublot, il ajusta le télescope d’une main tremblante et le régla sur l’agrandissement maximum. Le noyau incandescent était auréolé d’un voile de gaz turbulent dont le spectacle était éloquent. On aurait dit la photo d’un objet en pleine vitesse.
C’était une nova !
Un corps obscur qui était brusquement devenu incandescent, il y avait à peine un mois. Jusque-là, l’étoile appartenait à une classe spectographique trop insignifiante pour solliciter l’attention de l’ordinatrice : il n’y avait pas lieu d’en tenir compte.
Mais cette nova qui scintillait dans l’espace était absente des circuits mémoriels de l’appareil. Elle n’existait pas quand Brennmeyer avait dressé son catalogue. Tout du moins, elle n’existait pas en tant qu’étoile lumineuse.
— N’y fais pas attention ! hurla Trent d’une voix aiguë. Fais comme si elle n’existait pas !
Mais c’était un mécanisme automatique qu’il exhortait. Un mécanisme qui comparerait la nova aux données spectographiques injectées dans sa mémoire, qui ne trouverait rien et continuerait néanmoins à chercher, à chercher, à chercher aussi longtemps que la réserve d’énergie du vaisseau ne serait pas épuisée.
La réserve d’air serait, elle, loin de durer aussi longtemps. La vie de Trent prendrait fin beaucoup plus tôt.
Il s’affala au fond de son fauteuil avec accablement, les yeux fixés sur le scintillement moqueur des constellations et le martyre de l’attente commença.
Ah ! Si seulement il avait gardé son couteau…